Depuis plus de trois décennies, l’article de William Sharpe, intitulé Arithmetic of Active Management, publié dans le Financial Analysts Journal en 1991, est considéré comme une référence majeure dans le domaine de l’investissement passif. Lauréat du prix Nobel et élève de Harry Markowitz, Sharpe a introduit une logique claire qui a profondément marqué la pensée en matière d’investissement.
La thèse de Sharpe est sans ambiguïté : des frais plus élevés entraînent un retard des portefeuilles actifs par rapport aux stratégies passives. Avant de prendre en compte les coûts, les deux approches affichent des rendements du marché identiques. Toutefois, une fois les frais appliqués, l’investissement actif se transforme en un jeu à somme nulle, voire négative. L’article de 1991 a été salué pour son impact durable sur le secteur financier, notamment lors de la célébration du 80ème anniversaire du Financial Analysts Journal par le CFA Institute.
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Une vision restreinte de la gestion active
Ce message a été à l’origine de la montée en puissance des fonds indiciels, tout en hantant des générations d’investisseurs. Pourquoi payer pour une expertise alors que le rendement moyen du marché est à portée de main, sans frais ? Bien que la logique de Sharpe ait été révolutionnaire, elle se basait sur un marché statique. Des penseurs ultérieurs, comme Lasse Heje Pedersen, ont démontré que la gestion active contribue à l’évolution des marchés, plutôt que de simplement redistribuer des rendements. Cette perspective soulève une question fondamentale : la gestion active peut-elle réellement créer de la valeur ajoutée dans un environnement en constante mutation ?
Le modèle de Sharpe en question
Le raisonnement de Sharpe présente des lacunes notables. Si son modèle était entièrement valide, il est fort probable que la gestion active disparaisse, entraînant ainsi un dysfonctionnement des marchés. En 1980, Sanford J. Grossman et Joseph Stiglitz avaient déjà mis en évidence que le marché récompense ceux qui intègrent l’information dans les prix, introduisant ainsi le concept d’équilibre par le déséquilibre. Cette approche stipule que le raisonnement de Sharpe ne tient que si l’on omet les mécanismes économiques qui permettent aux marchés de fonctionner.
Pour illustrer ce propos, imaginons un scénario où cent investisseurs détiennent chacun une part égale de toutes les entreprises. Parmi eux, cinquante sont des investisseurs passifs et cinquante, actifs. Les investisseurs passifs conservent leurs placements sur le long terme, alors que les actifs échangent régulièrement entre eux, engendrant des frais de gestion de 2 % par an. Au bout d’un an, les investisseurs actifs constatent une baisse de leur rendement global en raison de ces frais. Ce raisonnement a été relayé par des lauréats du prix Nobel tels qu’Eugene Fama et Ken French, et a été popularisé par Warren Buffett à travers la fable de la famille Gotrocks, qui souligne que « les rendements diminuent à mesure que les transactions augmentent ».
Une dynamique de marché en constante évolution
Le modèle de Sharpe présente des limites notables. Il avance des affirmations controversées, notamment celle selon laquelle toute donnée qui contredirait sa théorie serait erronée. Plus encore, il soutient que les actions d’entreprise nécessitent des calculs plus complexes, tout en maintenant que cela n’altère pas les principes fondamentaux. Cette assertion, souvent négligée, révèle une faille dans son raisonnement.
Sharpe postule un marché immuable, figé dans le temps, où aucune nouvelle entreprise n’émerge et où aucune ne disparaît. Or, la réalité des marchés est tout autre. Ils sont dynamiques et reflètent les comportements humains ainsi que les tendances économiques. Les entreprises émettent de nouvelles actions, rachètent des titres existants, fusionnent, se scindent ou même font faillite. Les indices boursiers évoluent et se réajustent continuellement pour s’adapter aux changements économiques.
Le rôle essentiel des gestionnaires actifs
La gestion active vise à améliorer les indices boursiers. Cependant, l’analyse de Sharpe omet de considérer les effets positifs potentiels de ces coûts. Cette approche ressemble à l’évaluation des dépenses en recherche et développement dans un contexte où l’innovation est impossible. Une réflexion similaire a été développée par Pedersen dans son article de 2018, Sharpening the Arithmetic of Active Management, où il met en avant l’importance des gestionnaires actifs dans l’évolution des marchés.
Dans ses recherches, Pedersen a constaté que le taux de rotation moyen des actions américaines s’élève à environ 7,6 %, tandis que celui des obligations atteint près de 20 %. Même si tous les investisseurs cessaient d’effectuer des transactions, le marché continuerait d’évoluer. Par ailleurs, les investisseurs passifs doivent régulièrement ajuster leurs portefeuilles pour maintenir l’équilibre, ce qui implique de vendre les titres qui sortent d’un indice et d’acheter ceux qui y entrent.
La valeur de la gestion active
La révision proposée par Pedersen ne se limite pas à corriger les calculs de Sharpe; elle redéfinit la fonction de la gestion active. Lorsque les gestionnaires actifs identifient des allocations de capitaux inefficaces, ils ne se contentent pas d’échanger des titres. Ils réaffectent le capital vers des utilisations plus productives. À travers leur engagement, leur vote et leurs décisions d’investissement, ces professionnels influencent les entreprises qui émettent des actions, celles qui les rachètent, ainsi que celles qui se développent ou se contractent. Ces actions façonnent l’économie réelle, déterminant quelles technologies sont financées et quelles innovations atteignent le marché.
Les frais que les investisseurs paient pour la gestion active ne se limitent pas à de simples coûts de transaction. En effet, la gestion active remplit une fonction sociale essentielle en découvrant et en maintenant l’organisation productive qui répond le mieux à nos désirs de consommation collective. Contrairement à Sharpe, le modèle de Pedersen propose un équilibre : il existe un point optimal dans les ressources que le marché doit allouer à l’analyse. En dessous de ce seuil, les gestionnaires actifs réaliseront des profits extraordinaires, alors qu’au-dessus, ils ne parviendront pas à couvrir leurs coûts, créant ainsi un équilibre stable.
Un partenariat nécessaire
Après trois décennies de débats, il est évident que la gestion active et passive ne s’opposent pas, mais forment un partenariat au sein d’un écosystème économique. Les gestionnaires actifs jouent un rôle crucial en intégrant les informations et en orientant le capital vers son utilisation la plus efficace. Ils comblent également les lacunes de liquidité temporaires rencontrées par les investisseurs passifs. Ces derniers, quant à eux, favorisent l’efficacité du marché en maintenant des coûts bas et en ancrant les valeurs aux fondamentaux économiques.
Dans un environnement dynamique, où les entreprises se transforment en permanence, la gestion active évolue pour devenir un levier de création de valeur, et non plus un simple jeu à somme nulle.
